CHANGEMENT DE PARADIGME ?

Par Sylvie ANDELA – Membre du Conseil Coopératif

 Avant propos

Le respect et la protection du Vivant occupent une place primordiale dans ma vie personnelle – en faisant le choix, dès mes 22 ans, du végétarisme – et professionnelle, dans les années 90 et 2000, en installant dans une structure d’accueil, des systèmes économes en eau et énergie, en proposant des repas bio et en sensibilisant les visiteurs.

Désormais installée à Salins, je suis coopératrice bénévole à Comm’une épicerie, projet qui offre le choix de consommer autrement et durablement. Y faire ses courses est un geste de soutien à l’agriculture biologique.

Mais aujourd’hui, la planète brûle, et les petits gestes ne suffisent plus. Pour faire face au dérèglement climatique, il faut aller plus loin !

Des solutions existent. Elles exigent des changements fondamentaux et l’engagement du plus grand nombre. Parmi elles, un concept choc propose un mode de production basé sur la qualité et d’autres choix de comportements, de consommation et d’alimentation. Pour approfondir ce thème, le livre de Timothée Parrique « Ralentir ou périr » a été un soutien.

Sylvie ANDELA.

Entre produire plus et polluer moins, il faut choisir…

Le constat

Le système économique actuel mise tout sur la croissance, « la quête perpétuelle » des politiques économiques. Irrémédiablement, d’année en année, il faut toujours produire plus… Pour écouler les quantités phénoménales produites, la publicité intervient pour créer des besoins qui permettent d’augmenter la consommation dans les mêmes proportions.

La course de ce duo « toujours plus de production et de consommation », entraîne de facto l’effondrement de nos ressources naturelles.

Avec ce système insatiable, tout se conjugue avec l’adjectif « intensif/ve » :

  • L’extraction des minéraux, pétrole, gaz qui tarit les gisements,
  • une agriculture qui épuise les sols les rendant impropres à la culture sans apport massif de fertilisants, dans un cercle vicieux inexorable,
  • un élevage qui maltraite scandaleusement les animaux, de leur reproduction à leur abattage, sans oublier les risques de pandémies connexes,
  • une pêche qui dépeuple les océans et endommage gravement les fonds marins,
  • des activités industrielles et des moyens de transport qui empoisonnent l’air que nous respirons…

Et toutes ces activités engendrent des mégatonnes de carbone.
De plus, ce système engendre de profondes inégalités, car la production mondiale suffirait à nourrir tous les terriens, mais elle est très mal répartie . Elle profite surtout aux pays riches que la surconsommation rend malade (obésité, cholestérol, diabète…) alors que les pays pauvres y ont très peu accès et que la malnutrition tue les personnes les plus vulnérables.

Le constat est désastreux, mobiliser tant d’énergie pour détruire, comment en est-on arrivé là ?…

N’y a-t-il pas d’autres modèles plus vertueux ?…

« Quand tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens »

(proverbe africain)

L’Anthropocène est « la période où les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète et les transforment à tous les niveaux » (Larousse).

Il débute avec les révolutions industrielles européennes.

Celles-ci désignent un changement rapide du développement de l’industrie dans les villes et l’abandon d’une agriculture de subsistance (= autoconsommation) dans les campagnes.
L’Angleterre, la pionnière, entame sa révolution fin 18e, grâce à l’émergence de nouvelles technologies, dont la machine à vapeur, permettant la mécanisation des outils et une production de biens manufacturés à grande échelle grâce à l’extraction massive du charbon, carburant des machines.

Les usines se développent autour des bassins miniers, mais la main d’œuvre manque. Une poignée de très riches aristocrates a une idée diabolique : accaparer massivement les terres arables cultivées par les familles rurales. Privées de leur ressource nourricière, elles sont obligées de quitter les campagnes, venir grossir les villes et se faire recruter pour des salaires de misère.

Des journées de travail démentielles de 12 à 15h – pour tous, hommes, femmes et enfants – dans des conditions très difficiles.

Des familles entières sont pratiquement réduites en esclavage alors que les nouveaux patrons s’enrichissent de façon exponentielle… Et ce concept, basé sur des modes de production impitoyables et inégalitaires va s’étendre progressivement à toute l’Europe…

Il s’appelle le capitalisme : tout ce qui n’a pas de prix, n’a pas de valeur… Voilà d’où nous venons.

Qui en est responsable, l’humanité dans sa totalité ?

Les chiffres du « rapport sur les inégalités mondiales 2022 » prouvent absolument le contraire.

10 % des plus riches – 517 millions – possèdent 76 % du patrimoine global, et captent plus de la moitié de tous les revenus. Pire encore, 1 % de ces 10 %, soit 51 millions de personnes, ont capté 38 % de toute la richesse créée depuis 1995. Alors que la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit 2,5 milliards d’individus, ne possède que 2 % de la richesse mondiale et ne reçoit que 8 % du revenu global.

Et qui dit droit à la fortune, dit droit à polluer : les 10 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre… alors que la moitié la plus pauvre de l’humanité n’en émet que 12 %

Nous ne sommes donc égaux ni en terme de responsabilité, ni face aux dangers encourus dont les aux catastrophes climatiques à venir. Les chiffres montrent que la cause première du déraillement écologique n’est pas l’humanité, mais l’hégémonie de l’économique sur tout le reste, basée sur une poursuite effrénée de la croissance.

 

Choisir de maximiser la croissance et d’encourager la surconsommation, c’est être à bord d’un bus fonçant à toute vitesse vers le précipice.

Les premières initiatives vers un nouveau concept ?

Pour freiner cette course folle,viser le moins, le lent, le léger est le défi à relever.

Dans les années 1970, dans son livre « The Entropy Law en the Economic Process » N. Georgescu-Roegen nous dit « non, on ne peut pas produire indéfiniment à partir de ressources qui sont elles-mêmes finies » et le rapport du couple Meadows « Les limites à la croissance » commandé par le club de Rome , a mis en évidence les dangers écologiques d’une croissance économique et démographique.

De ces travaux émergent une nouvelle idée, « l’objection de croissance », inquiétude vis à vis d’une croissance potentiellement destructrice.

Trente ans plus tard, parler de limites à la croissance ne suffit plus. Les limites écologiques sont maintenant derrière nous, le GIEC-Groupement Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat- informe sur l’état inquiétant du climat et les écologistes sonnent l’alerte.
Pour éveiller les consciences, il faut aller plus loin, trouver un concept choc :
la décroissance, « Moins de biens, plus de liens »

Ce concept recouvre non seulement moins de production mais aussi plus de relations sociales, de résonance, de bonheur…

Dans son article « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! » Serge Latouche introduit un nouveau concept, la décroissance comme la « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ». L’idée centrale est l’abandon de la croyance selon laquelle « plus est toujours synonyme de mieux » . Il s’agit de se défaire d’un mode de pensée unique obsédé par la valeur monétaire et son accumulation.

Candidat à l’élection présidentielle de 2002, Pierre Rabhi adopte le nouveau concept de « décroissance soutenable » : la croissance n’est pas la solution, elle est le problème. Pour sortir de la société de surconsommation, il invite chacun à faire sa part. De cette idée naîtra en 2007 le mouvement Colibri.
Dans un ouvrage de 2010, il abandonne le terme « décroissance » au profit de « sobriété heureuse »( titre de son livre)

Peu à peu, le projet évolue vers une décroissance « conviviale », l’utopie d’une autre prospérité, une société fondée plutôt sur la qualité que la quantité. Concept introduit en 2004 par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin dans leur mensuel « la décroissance, le journal de la joie de vivre ». Plus qu’une simple stratégie écologique, la décroissance devient une philosophie, centrée sur des valeurs : autonomie, coopération, suffisance, partage, convivialité, et sollicitude.

En 2006, Serge Latouche publie « le pari de la décroissance », ouvrage dans lequel la décroissance est décrite comme un cercle vertueux composé de huit changements.
« D’abord changer les valeurs associées à l’économie de croissance, par exemple, en substituant la coopération à la compétition, l’altruisme à l’intérêt personnel, la sollicitude à la prédation. Ce changement remet nécessairement en question les concepts qui servent à interpréter la réalité, comme la richesse, la sobriété, l’abondance et la rareté. Ce questionnement entraîne une transformation des modes de production et de consommation, ainsi que la distribution des droits fonciers, des ressources naturelles, de l’emploi et de la richesse. Pilier incontournable, la relocalisation doit être économique, culturelle et politique. Il résulte de ces changements une réduction de l’empreinte écologique, de la surconsommation, des déchets et du temps de travail. Pour réduire l’empreinte écologique, il faut réutiliser les objets et les recycler. »

Fin 2000, le concept s’ouvre à des cercles plus larges : la décroissance devient un domaine d’études. De plus en plus de chercheurs tiennent des conférences internationales, écrivent des articles -qui alimentent une revue de littérature. Des cours sont donnés dans les universités de grandes capitales. Des étudiants chercheurs produisent des mémoires et écrivent des thèses. De nombreux ouvrages sont publiés, des revues paraissent.

Dans les années 2010, le concept de décroissance se propage au-delà des cercles scientifiques. Certains parlent de « post-croissance », terme plus vague, utilisé pour critiquer les limites du PIB ou pour parler d’économie alternative. En 2018, le Parlement européen organise une conférence sur ce thème.

La décroissance comme chemin de transition : comment la mettre oeuvre ?

Produire et consommer moins est le B.A.BA de la décroissance

D’abord, le rétrécissement du domaine marchand en abandonnant une partie des activités néfastes ou inutiles.

La majorité des activités publicitaires, par exemple, serait amenée à disparaître.
Il en serait de même pour de nombreux services financiers en interdisant les cartes de crédit à taux d’intérêt élevé, les fonds de spéculation alimentaire et les investissements dans les industries d’extraction…

Du fait de l’abandon de ces activités et des extractions et pollutions qui y sont liées, une portion importante de l’économie des services se retrouverait démarchandisée,
l’économie deviendrait plus petite,

Puis le ralentissement de l’économie.

Les production et consommation de certaines marchandises se poursuivent mais à des rythmes fortement ralentis.

A ce stade, il convient de différencier deux attitudes :

  • La frugalité, est une forme de renoncement : choisir de ne plus faire ce qui se
    faisait auparavant, par exemple, prendre l’avion, acheter des SUV, faire de la publicité, acheter des pesticides, manger les animaux.
  • La sobriété, est une forme de modération, choisir de limiter : par exemple, garder son téléphone plus longtemps, partir en vacances moins loin, produire plus lentement avec des énergies renouvelables.

Ces 2 moyens d’action entraînent automatiquement une baisse du PIB qui serait la conséquence d‘une politique, et non un objectif. Dans cette optique, décroissance n’est pas récession et réduction de la production n’implique pas appauvrissement, il s’agirait d’extraire de l’économie les activités les plus polluantes pour un allégement rapide de son empreinte écologique.
Le GIEC considère d’ailleurs la sobriété comme une solution porteuse d’un potentiel considérable. D’après les experts, les changements de comportements, de consommation et d’alimentation pourraient à eux-seuls aboutir à une diminution de 40 à 70 % des gaz à effet de serre d’ici 2050. Une liste de 60 actions a été dressée dont « renoncer à sa voiture, réduire sa consommation de viande, limiter le gaspillage alimentaire, améliorer l’isolation de son logement »…

Et si Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe 1 du GIEC, avait une première décision à prendre pour le climat, ce serait d’interdire la publicité. (L’Obs n° 3030)

Il est possible de diminuer fortement le PIB -par la réduction de certaines activités- et d’augmenter la valeur ajoutée sociale et écologique, grâce à l’amélioration des services écosystémiques et à la hausse du temps libre.

Par exemple, moins de production de voitures thermiques et de construction de parking serait compensée par davantage de rénovation de bâtiments. Moins d’agents immobiliers et de courtiers, pour plus d’aides-soignantes et de paysans.

Concernant le temps de travail, diminuer sa durée entraîne une baisse des volumes de production. La réduction du temps à l’emploi salarié rend les gens disponibles pour participer à une foule d’activités productives ou reproductives, mais non rémunérées, en dehors du secteur marchand.
Et travailler plus lentement enclenche une baisse de la productivité.

L’agroécologie et la mobilité douce, par exemple, n’ont pas les mêmes rendements que leurs correspondants industriels en terme de valeur ajoutée classique, même si leur valeur ajoutée sociale (plaisir au travail, santé, relations sociales) et écologique (sobriété énergétique, impact environnemental, résilience) est supérieure.

Quelles mesures seraient à prendre pour une baisse de consommation ?
  • Toutes les villes françaises pourraient suivre l’exemple de Grenoble, ville qui a
    interdit la publicité dans l’espace public.
  • La garantie des produits serait allongée et l’obsolescence programmée criminalisée.
  • Les pesticides seraient interdits
  • Le transport routier et les transactions financières seraient taxés.
  • La non-lucrativité des secteurs stratégiques comme l’éducation, la recherche, la santé devrait être imposée.
  • Les énergies fossiles seraient rationnées
  • Une taxe progressive sur les profits et une taxe sur le patrimoine financier ajustée
    en fonction de l’empreinte carbone seraient créées.
  • Des lignes aériennes seraient fermées et les billets d’avion rationnés.
  • Une loi européenne pourrait interdire la diffusion de publicité pour des produits à
    forte empreinte écologique comme les SUV, les produits carnés et laitiers, les
    voyages en avion, les produits de luxe.
Comment alléger l’empreinte écologique ?

« Pour perdurer, la taille d’une économie ne doit pas dépasser les capacités de régénération des ressources naturelles qu’elle consomme et les capacités d’assimilation et de recyclage des écosystèmes dans lesquels elle rejette ses déchets (= biocapacité) ». Une situation de dépassement prolongé détruit la biocapacité, provoquant des dégradations irréversibles de l’écosystème et l’épuisement des ressources naturelles.

Toute économie surdimensionnée doit suivre un régime pour la ramener à un niveau inférieur.

Pour être efficace, ce régime doit réduire :

  • L’empreinte carbone liée à l’usage du charbon, du pétrole et du gaz,
  • l’empreinte matérielle provenant de l’extraction des énergies fossiles, des minéraux et des métaux.

En pratique, cela implique de :

  • Réduire l’usage de la voiture, du chauffage au gaz et au fioul,
  • diminuer les activités d’élevage pour la production de viande et la fabrication des produits laitiers,
  • limiter l’aviation, la construction, sans oublier les activités militaires.

Interdire, rationner et fiscaliser sont 3 leviers possibles pour réaliser ces objectifs, ils peuvent aussi se superposer.
Une centaine d’entreprises, principalement dans l’extraction d’énergie concentrent 70 % des émissions mondiales.

Les banques doivent cesser d’investir dans ces entreprises.

« Alors que l’urgence climatique requiert de baisser la production d’énergies fossiles, les banques françaises ont augmenté leurs financements aux charbon, gaz et pétrole entre 2016 et 2020, y compris dans les sous-secteurs les plus risqués – sables bitumineux, gaz et pétrole de schiste, forages en offshore et dans l’Arctique, gaz naturel liquéfié – à l’exception de ceux des mines et centrales à charbon. Les banques françaises ont aussi augmenté leurs soutiens aux secteurs pétroliers et gaziers entre 2019 et 2020. BNP Paribas, Natixis, Crédit Agricole et Société Générale doivent arrêter de financer les entreprises qui piétinent les objectifs de l’Accord de Paris en développant des projets pétroliers et gaziers. » (extrait du rapport Banking on climate chaos 2022)

Le défi est d’organiser une décroissance où consommer moins incite à produire moins -et vice versa- en appliquant le principe d’équité.

Ce sont les consommateurs avec l’empreinte la plus lourde qui devront en priorité moins consommer et réduire leurs revenus, les entreprises les plus polluantes qui auront à ralentir leur production et à renoncer à une partie de leurs profits, les pays les plus destructeurs écologiquement qui auront à faire le plus d’efforts pour réduire leur PIB.

La décroissance serait la manifestation macro-économique d’une politique délibérée, le résultat d’une myriade de décisions de frugalité et de sobriété à l’échelle des consommateurs, des entreprises, des associations et des pouvoirs publics.

À chacun de faire sa part !

Le chef amérindien Seattle (1786-1866) a coopéré avec les colons et devint le porte parole des négociation avec le gouvernement américain.

Extrait de son discours prononcé en 1854.

« Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?
Nous savons que l’homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c’est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n’est pas son frère mais son ennemi, et lorsqu’il l’a conquise, il va plus loin.
Il traite sa mère la terre, et son frère le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre, comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert.
Je suis un sauvage et je ne connais pas d’autre façon de vivre. J’ai vu un millier de bisons pourrissant sur les prairies, abandonnés par l’homme blanc qui les avait abattus d’un train qui passait. Je suis un sauvage et je ne comprends pas que le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister.
Qu’est-ce que l’homme sans les bêtes ? Si toutes les bêtes disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude de l’esprit, car ce qui arrive aux bêtes arrive bientôt à l’homme. Toutes choses se tiennent. Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme, l’homme appartient à la terre. Toutes choses se tiennent, comme le sang qui unit une même famille, toutes choses se tiennent. Tout ce qui arrive à la Terre, arrive au fils de la Terre. Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie, il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même. »